Pensées Légitimes
par Rattus Horribilis
Quand Jacques reçut son courrier de licenciement, il tapa violemment du poing sur la table. L’activité de son entreprise avait sensiblement baissé au cours des six derniers mois de manière incompréhensible. Son chef l’avait convoqué il y a quelques semaines déjà afin de le préparer à cette fatalité, il pouvait ainsi commencer à chercher un autre boulot. Les commandes n’arrivaient plus, les interventions se raréfiaient et s’étaient déplacées bien au-delà de la frontière belge. Pour une raison inexpliquée, les rats avaient apparemment déserté la métropole lilloise et ses alentours. Ces rongeurs voraces qui s’invitaient dans les caves des estaminets du vieux Lille, dans les courées des quartiers délabrés où s’entassaient des tas d’immondices régulièrement calcinés, ou encore dans les égouts afin de se reproduire à l’abri du vacarme et du mouvement incessant de la ville, hibernaient dans des lieux apparemment plus retirés. Cette vie dorénavant invisible des nuisibles fut accueillie par beaucoup d’habitants comme une véritable aubaine. La mairie entre autre fut particulièrement soulagée, des phénomènes d’agressivité chroniques chez les rats avaient entraîné la multiplication des plaintes auprès du service de propreté et d’hygiène de la ville. Seules les sociétés de dératisation pâtissaient réellement de la disparition progressive des rats car elle entraînait une chute importante de leur chiffre d’affaires. Elles n’eurent d’autre choix que de licencier massivement.
Le moral de Jacques était au plus bas. Son métier de tueur de rats peut paraître peu ragoutant, mais il était nécessaire. De voir ces propriétaires d’établissement l’accueillir comme le sauveur lui produisait à chaque fois la même sensation de fierté. Il débarrassait la ville de ses envahisseurs. La règle était simple, il avait pour mission d’exterminer la vermine, tout au moins, celle qui s’aventurait trop loin dans les espaces dédiés à l’intimité humaine. Jacques faisait ce travail depuis presque vingt ans, il a vu croître au sein des villes ces occupants indésirables qui pullulaient et se reproduisaient de manière exponentielle. Il savait à quel point cette espèce était intelligente et capable de s’organiser afin d’occuper un territoire. Les rats n’avaient pas vocation à se confronter aux hommes et quand ils décidaient de sortir de leur anonymat, c’était par nécessité. Seul l’instinct de survie les poussait à violer le pacte intrinsèque à leur tranquillité dans le monde des humains, à eux le monde caché et sous-terrain, aux hommes le monde de la lumière et de l’air libre. Les incidents d’agressivité des derniers mois interloquèrent les spécialistes qui diagnostiquèrent une recrudescence de « mâles dominants » au sein des colonies de rats les plus exposées aux conséquences du tri des déchets dans nos villes. Des « guerres de gang » avec à leur tête, des rats « meneurs », se multipliaient dans les quartiers les plus touchés par la diminution des déchets humains. Des groupes de rats affamés luttaient pour reconquérir de nouveaux territoires. Des rats de taille effrayante osaient défier dans leur quête de nourriture des hommes abasourdis qui pour certains, furent attaqués et mordus jusqu’au sang.
C’est dans ce contexte explosif pour la sécurité des habitants que les rats disparurent progressivement du paysage lillois. Quelques voix s’élevèrent pour alerter sur le caractère étrange de ce phénomène. Mais les incidents des derniers mois poussèrent les autorités à y voir plutôt un soulagement et l’occasion de clore définitivement un dossier qualifié « top secret ». Il annonçait la mise en place d’une communication ainsi que la distribution d’un kit d’auto-défense pour prévenir l’attaque éventuelle des rats dominants dans leur recherche de nouvelles sources d’alimentation. Jacques faisait partie, de par ses fonctions, de ces initiés parfaitement au courant de la situation qui n’aurait pas manqué d’affoler les habitants. Il avait eu cette formation pour utiliser cette flèche paralysante au moyen d’une sarbacane aux couleurs du blason de la ville de Lille et cette seringue miniature qu’il devait s’enfoncer dans la jambe en cas de morsure. Bref, il était paré à affronter cette « catastrophe » volant en tant que bon samaritain au secours des populations. Au lieu de cela, il se retrouva au chômage. Cela renforçait son amertume. Qu’allait-il devenir ? Il n’y avait plus de boulot dans son « bled ». Un autre type de calamité avait sinistré la communauté de communes au sein de laquelle habitait Jacques, la fermeture de la gigantesque usine d’amidon de Lestrem qui occupait quatre mille employés et ouvriers sur un territoire de trente mille personnes. Cette multinationale, leader mondial dans son domaine d’activités alimentait la planète entière de son savoir-faire dans la fabrication des dérivés d’amidon. Un projet de délocalisation avait mis fin à trente années d’exploitation d’un système vertueux sur les terres de Flandres Lys où la production céréalière locale, transformée par la magie du service étude et développement de l’usine, trouvait une nouvelle vie dans des secteurs d’activité aussi variés que les boissons, les confiseries, les médicaments, la cosmétique, le plastique biodégradable...
Une activité prospère qui finit cependant par ne plus rassasier ses propriétaires et actionnaires. A la catastrophe économique vint s’ajouter le scandale écologique et humanitaire. En effet, un conflit juridique entre les différents membres du conseil d’administration bloqua les actions de dépollution du site. Ce qui eut pour conséquence la mise en place d’un périmètre de sécurité tout autour de l’usine qui était aussi grande qu’une ville de 4000 habitants. Les lieux étaient inviolables et l’inimaginable se produisit. On ne put empêcher le stockage de l’équivalent d’une année de production de céréales d’un pays comme la Belgique, voué à l’abandon dans les immenses et innombrables hangars et silos de l’usine en attente de désinfection. Les autorités locales et régionales crièrent au scandale, mais rien ne pouvait y faire. Les risques sanitaires et le principe de précaution prédominaient à toute autre considération. Un journaliste local obtint les confessions d’un dirigeant démissionnaire, de toute façon le coût économique de déplacement de cette matière première était prohibitif.
Jacques se promenait le long de la Lys qui suivait son cours au rythme lent des péniches qui glissaient à la queue leu leu sur ses flots vaseux. Au détour du sentier où les orties s’érigeaient, son regard scruta les squelettes métalliques, grands bras élévateurs qui se dirigeaient vers les tours éteintes et bâtiments à l’abandon de l’usine d’amidon à tout jamais endormie. Plus aucune embarcation ne s’arrêtait pour livrer la bête gloutonne qui avalait par quintaux les céréales des agriculteurs du pays. Jacques entendit soudain un cri qui lui parut familier. Ce son strident, il le reconnut comme un chasseur retrouvant son instinct. Seul un rat gigantesque, un « mâle dominant » était capable de produire ce son persiflant et rageur. Il se sentit observé et fut tétanisé par le gonflement persistant du souffle de la bête qu’il ne voyait toujours pas mais dont il commençait à sentir l’haleine. Le rugissement de l’animal qui bondit du talus pour attraper sa gorge lui laissa juste le temps d’esquiver miraculeusement l’assaut. Il chuta lourdement. Il se releva immédiatement et se retourna pour lui faire face. Le rat, les poils hérissés, arc-bouté au sol sur ses quatre pattes, s’apprêtait à s’élancer d’un bond fatal vers sa proie. Jacques était sur le point de s’affaisser de frayeur tant la bête était énorme. De mémoire de dératiseur, il n’avait jamais rencontré de tels spécimens. Ses longs poils marron étaient aussi drus que de la maille de fer, ses dents acérées occupaient l’essentiel de sa gueule, le rat mesurait plus de cinquante centimètres, quant à sa queue, Jacques s’imaginait pouvoir la tresser pour en fabriquer un « nerf de bœuf ». Des gouttelettes de sueur froide jaillissaient de son front creusé par des sillons de frayeur. Il avait envie de hurler mais se retint, tout geste brusque ou bruit non advenu pourrait lui être fatal dans cette situation où le rapport de force dominait. Tout être non expérimenté aurait déjà pris ses jambes à son cou. Jacques savait que le moindre mouvement de sa part le tuerait. La vitesse avec laquelle l’animal se déplaçait et la force de son croc ne lui laisseraient aucune chance. Un duel psychologique qui sembla durer une éternité s’instaura. Jacques qui se sentait malheureusement fléchir sous l’effet du stress était sur le point de s’évanouir quand un bruit d’arme à feu mit fin à son calvaire.
Albert était un chasseur du coin qui passait par hasard. Cela faisait plusieurs jours qu’il longeait les berges de la Lys à la recherche de sa chienne Lassie qu’il avait perdue. Jacques connaissait très bien Albert avec qui il partageait la passion de la bière ainsi que celle des séances interminables de poker au PMU qu’ils fréquentaient le dimanche après-midi. Il ne put s’empêcher de le prendre dans ses bras et de l’embrasser. Notre taiseux et bourru Albert ne s’attendait pas à une telle marque de reconnaissance, le récit de son ami lui parut quelque peu exagéré. Toute cette petite histoire se terminerait autour de la dégustation d’une « Triple » locale afin que Jacques puisse se remettre de ses émotions. Ce dernier n’arrivait plus à dormir, il se réveillait la nuit en sueur avec l’image d’un rat géant qui se jetait sur lui au détour d’une rue. Obsédé par sa rencontre, il contacta d’anciens collègues pour savoir si de leur côté, ils avaient rencontré une espèce de rats musqués particulièrement violents ayant l’agilité et la voracité des rats des villes et la force et la taille des rats de campagne. Sa stupeur fut totale, son ancienne entreprise n’avait enregistrée aucune intervention dans la métropole lilloise depuis plusieurs semaines. Aussi surprenant que cela pouvait paraître, les rats avaient totalement disparus de la circulation. L’évolution de l’activité se confirmait, la situation revenait à la normale à l’Est de Lille après la zone transfrontalière. Les rats avaient dû migrer vers d’autres zones pour des raisons encore inconnues, une équipe d’experts scientifiques avait été dépêchée pour en comprendre les raisons. La mission devait rester confidentielle car ne relevait pas d’une situation de risque ou d’urgence. Bien au contraire, fanfaronnaient naïvement les autorités compétentes.
Maîtrisant sa peur, Jacques décida de retourner près de l’usine, à l’endroit même où il était tombé nez à nez avec le rat. Il s’équipa par précaution du matériel de prévention qu’il avait obtenu au moment de l’affaire des nuisibles dominants même si sa fléchette lui paraissait désuète au regard de l’épaisseur de la peau de la bête qu’il avait croisée. Il s’enfonça dans la mesure du possible dans les herbes hautes qui bordaient le périmètre juste avant les clôtures montées à la va vite pour empêcher toute intrusion. Il approchait le grillage quand il marcha sur une butte qui le fit tomber. Il jura de rage en se relevant puis blêmit à la vue du triste spectacle qui s’offrit à lui. Il avait marché sur la pauvre Lassie dont le tronc et la tête avaient été dévorés. Des asticots grouillaient sur les restes de peau qui jonchaient le sol. Au vu de l’état de décomposition avancée du cadavre, la pauvre chienne avait dû se faire agresser il y avait plus d’une semaine. Le brave Albert n’était pas prêt de la retrouver. Un trou béant occupait ce qui restait de gorge sur l’animal, Jacques ne put s’empêcher de penser au rat dominant qu’il avait croisé. Un rat tueur vagabondait dans les parages. Jacques devait alerter les autorités locales. Ici comme ailleurs, la paix des gens était plus importante que tout le reste. Il s’adresserait directement au maire qui diligentera une enquête confidentielle sans éveiller de crainte au niveau des populations.
Une battue fut organisée dès le mardi suivant. Albert était de la partie. Il avait graissé son fusil de sorte à faire exploser la cervelle de cette bête immonde qui avait dévorée sa pauvre Lassie, pourtant aguerrie aux rencontres fortuites lors de leurs longues escapades à chasser le gibier. Il se souvient encore de ce renard affamé qui se jeta comme un enragé sur elle pour s’approprier le lapin qu’il avait abattu. Elle ne se laissa nullement impressionner. Les yeux d’Albert brillaient toujours quand il racontait à qui voulait l’entendre comment elle l’avait repoussé de ses pattes musclées, esquivant ensuite ses attaques, pour enfin prendre le dessus jusqu’à le faire fuir. Ce dernier tout penaud de s’être fait balader par la force tranquille de la domesticité contrastait avec l’attitude altière de Lassie qui ramenait fièrement le lapin à son maître, toisant le canidé d’un regard provocateur. Jacques était le seul participant véritablement inquiet. Les deux cantonniers de La Gorgue qui les accompagnaient dans leur périple, avaient beau plaisanter sur la nature iconoclaste de leur équipée, un mauvais pressentiment le préoccupait toujours. A sa décharge, il était le seul témoin de la taille monstrueuse du rat qu’ils recherchaient. Qui plus est, le maire avait d’autant plus pris au sérieux le discours alarmant de Jacques que ces derniers jours, une dizaine de ses concitoyens, étaient venus le voir pour signaler la disparition insolite de leurs chats. Cela ne servait à rien d’inquiéter la population, ni les comparses de Jacques, mais la bête rôdait maintenant aux abords des habitations.
Henri entra furieux dans le bureau de son chef de service. Les recherches menées dans toute la partie Est de Lille ne mèneraient à rien. Il souhaitait mobiliser des moyens pour analyser les égouts et canalisations à partir de la célèbre Citadelle, jusqu’à la sortie Nord de la capitale des Flandres, au niveau du port fluvial, là où la majorité des eaux pluviales et autres boues, sortaient des entrailles de la ville. Il avait parcouru le dossier et fut abasourdi de constater qu’un nombre incalculable de témoignages décrivant une activité pour le moins inhabituelle dans la zone avait été négligé par les autorités. Ils faisaient part de couinements incessants et assourdissants aux heures crépusculaires de la journée. Ils racontaient des visions de tapis de rats recouvrant les quais sur toute la longueur de l’arrière port jusqu’au parking des personnels en passant par les nombreux pontons destinés à accueillir les bateaux de marchandises. Le port de Lille était devenu une plateforme industrielle d’acheminement des déchets, via le canal de la Deûle, vers les immenses centres de collecte, de tri et d’incinération construits à la périphérie des villes de la métropole. Le temps des règlements de compte interservices interviendrait plus tard, pour le moment, Henri obtint gain de cause pour lancer ses recherches.
La nuit approchait, notre équipe de braconniers « en herbe » n’avaient toujours pas mis la main sur ce qu’ils surnommèrent en prévision du mythe qu’ils étaient en train de se construire et qui ferait leur renommée, le prédateur. Seul Jacques avait toujours du mal à sourire et à plaisanter sur l’objet de leur mission. Albert s’apprêtait à convaincre le reste de l’équipe qu’il était temps de rentrer, ils repartiraient à la recherche du « surmulot » le lendemain aux aurores, quand Max, le plus vieux des deux cantonniers prit son pied dans un anneau d’acier.
Dix-sept heures approchait quand Henri reçut les résultats de l’autopsie des rats d’égouts retrouvés dans des tonneaux métalliques rouillés, empilés dans les entrepôts désinfectés d’une zone inexploitée du Port de Lille, ainsi que dans ce qu’il convenait d’appeler un repère transformé en piège, dans l’un des cachots humides perdus au milieu des sous-sols de la « reine des citadelles » comme l’appelait lui-même Vauban au XVIIème siècle. Ces rats morts avaient été attaqués probablement par leurs pairs et tentaient de fuir. Pour une raison inexpliquée, des rats dominants ont dévoré selon un critère de sélection à déterminer, une frange non négligeable de leur population. La famine était fort probablement l’une des causes, mais la similitude de taille et de couleur des rats décimés, laissaient à penser que l’extermination était ciblée. Henri, spécialiste des rongeurs depuis de nombreuses années, paniqua à l’idée d’être en présence de ce qu’il imaginait être la première preuve de la manifestation d’une certaine forme d’intelligence dans leur organisation et donc de leur évolution. Sa crainte se transforma en frayeur quand l’un des membres de son équipe lui amena un spécimen troublant, un rat beaucoup plus gros que la normale, une sorte d’hybride entre le rat d’égout et le rat des champs.
Jacques prit le bras du vieux Max pour l’aider à se lever. Il se souvenait parfaitement de l’origine de cet arceau perdu en plaine lyssoise. Tous les anciens connaissaient l’existence de cette sortie de secours, utilisée par les ouvriers de maintenance de l’usine, pour accéder aux canalisations souterraines des installations de vidange des cuves d’eaux usagées après le traitement de l’amidon. Dans un geste mécanique, Albert tira sur l’anse. Il n’eut pas le temps de réagir qu’un rat roux énorme sortant comme un projectile de l’orifice, se jeta à sa figure et planta ses crocs au plus profond de sa chair. Jacques hurla d’horreur en voyant l’animal dévorer les yeux de son comparse qui s’effondra de douleur, toutes forces l’abandonnant. Un bruit assourdissant de couinements aigus remonta des entrailles de la terre. Le rat furibond, s’acharnait encore sur le pauvre Albert dont le visage était maintenant déchiqueté. Il s’apprêtait à bondir vers Max qui, tétanisé par la peur, était incapable de réagir. Dans un instinct de survie, Jacques donna un puissant coup de pied dans la dalle en béton qu’Albert avait soulevée, la faisant retomber bruyamment sur son socle au nez d’une horde de rats monstrueux du même acabit que le prédateur. Les cris étouffés des rats rageurs bloqués sous la dalle effrayèrent Jacques qui ne put s’empêcher de trembler et de pleurer comme un enfant apeuré au milieu de ses pires cauchemars. Le bruit de la balle de fusil qui vint s’écraser dans la cervelle de la bête, dans un acte désespéré de Vincent, qui avait réussi à rassembler tout ce qui lui restait de force et de courage pour mettre en joue l’animal, sortit Jacques de sa crise de panique.
Henri en était certain, les éléments chimiques retrouvés sur les rats ne pouvaient provenir que d’une usine spécialisée dans l’amidon. Les aliments extraits de l’estomac du spécimen hybride étaient tous imbibés du même produit dérivé d’un polymère à base d’amidon. La densité de cette molécule retrouvée dans les tissus du rat avait provoqué une excroissance musculaire de l’animal et Henri fut convaincu que son introduction dans son système nerveux avait pu entraîner une forme nouvelle d’agressivité. Ainsi, les rats imprégnés par la substance devenaient dominants et prenaient le dessus sur les rats non infectés par la molécule. Restait à comprendre d’où ces rats avaient pu trouver cette nourriture qui s’apparentait à des céréales classiques type maïs ou blé. Henri était horrifié à l’idée qu’une telle substance ait pu être avalée en quantité astronomique par des rats qui se transformaient à son contact en de dangereux prédateurs. Leur taille pouvaient augmenter de 50 à 100 %, ainsi les plus gros pouvaient mesurer plus de 50 cm. Leurs dents constitueraient des crocs acérés extrêmement incisifs. Leur agressivité les rendrait bien plus dangereux que tout ce que l’on pouvait imaginer. Dans son rapport, Henri précisa bien que le risque était circonscrit du fait d’une faible probabilité de contagion de par le caractère exceptionnel d’incubation de la « maladie ». C’était dans cet état d’excitation mesurée qu’Henri alla se coucher paisiblement. La nuit l’enveloppa dans ses grands bras, il pouvait dormir tranquillement. Il mettrait au point, dès le lendemain matin, son plan d’actions pour endiguer ce microphénomène, encore une fois, la discrétion devra primer, il ne faut surtout pas effrayer les populations.
La nuit était tombée sur les berges de la Lys. Le doux clapotis de la rivière était trompeur. Un drame sans précédent se tramait sur les lieux désormais maudits de ce canton situé en plein cœur des Flandres. Albert était mort, allongé sur le sol. Ce visage sans regard avec un trou béant au niveau de la bouche figeait le reste de l’équipe dans une léthargie moribonde. Le sol tremblait sous l’effet d’une agitation sous-terraine pour une raison malheureusement si prévisible que ni Jacques, ni Max, ni Vincent n’avait plus la force de bouger. L’enfer était sous leurs pieds. La terre allait cracher son lot de monstruosité dans sa forme la plus cruelle. Des hordes de rats rageurs et dominants allaient sortir des entrailles de l’usine pour envahir les villages et hameaux avoisinants. Des milliers de personnes seront dévorées par des prédateurs voraces affamés qui vont se nourrir de chairs et s’abreuver de sang. Jacques comprit en quelques secondes la portée de l’horreur du cataclysme sordide qui se préparait, il lui apparut évident que des centaines de milliers de rats, peut-être plus encore, avaient fait une vingtaine de kilomètres à partir de Lille et les campagnes environnantes, pour venir se goinfrer dans un grenier équivalent à la production céréalière d’un pays comme la Belgique. Ils allaient mourir comme tous les autres. Leur sort était pire cependant, car eux savaient. La perspective d’être dévorés vivants par ces monstres était au-dessus de leurs forces. Ils avaient des armes, la vision du corps déchiqueté d’Albert scella leur décision.
Un bruit énorme surgit de l’usine comme une explosion de gaz. Des lumières phosphorescentes giclaient partout dans le ciel comme des étoiles filantes. Des sirènes hurlantes envahirent la nuit dans un kaléidoscope de gyrophares. Puis des cris stridents de bêtes qu’on égorgeait ou qu’on brûlait crépitèrent. Ces hurlements s’entendaient à plusieurs kilomètres à la ronde. Puis les coups de feu de mitraillettes percèrent la nuit de leurs sifflements accompagnés le plus souvent de couinements de douleurs. Des individus en combinaison s’avançaient en rangs vers l’usine avec leurs lances flammes qui crachaient le feu dans des odeurs de chair brûlée insoutenables. Un combat sans merci s’engagea entre l’armée et ces ennemis invisibles à face de rats qui n’hésitaient pas à sauter le grillage pour voler au secours de leurs pairs et tenter vainement de sauver leur terre promise, cette réserve de nourriture inépuisable qui les rendait si forts. La lutte dura toute la nuit, à la fin des combats, il ne restait plus rien, seule une pluie de bombes put en effet venir à bout des prédateurs dont l’instinct de survie et de défense dépassait celui des hommes.
Henri s’approcha de Jacques qui demeurait toujours dans un état catatonique. Il le reconnut de par la description sur le rapport qu’il avait lu cette nuit après s’être réveillé en nage à l’issue d’un cauchemar au sein duquel un rat géant s’était rué sur lui au détour d’une rue. Ce témoignage anodin remonté par le maire de la Gorgue qui souhaitait une enquête discrète sur l’existence d’un rat tueur dans sa circonscription. Comment ne pas avoir fait le rapprochement immédiatement lors des résultats de l’autopsie ? Et puis cet article de journal qui lui revint subitement à l’esprit, un dégât écologique et humanitaire sans précédent dans une usine spécialisée dans l’amidon. L’horreur lui explosa au visage quand il fit le rapprochement entre les rats dominants, la disparition des rats de Lille et la réserve de céréales infectées par la substance chimique. La chaîne de décisions des autorités locales, régionales et préfectorales battit tous les records de vitesse pour déclencher les opérations de « déminage » d’une catastrophe pourtant annoncée après plusieurs mois de laxisme de leur part. Les journaux évoquèrent un dramatique accident industriel sur le site abandonné de l’usine de production d’amidon de Flandres Lys. Les flammes avaient détruit définitivement ce qui restera dans tous les esprits comme le plus gros scandale écologique et humanitaire issue de l’activité humaine. Les autorités se félicitèrent de cette indignation générale, il ne fallait surtout jamais effrayer les populations...
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