• - LE BELVÉDÈRE DE L'EXILÉE

    Le belvédère de l'exilée 

    (Oeuvre de fiction : l'auteur prête sa plume à une supposée servante de Victor HUGO : Eugénie, qui est censée écrire à sa mère depuis l'exil de Guernesey, où elle reste auprès du célèbre écrivain...Cela ne manque pas de charme!)

    - LE BELVÉDÈRE DE L'EXILÉE

     


    par Jean Baptiste De Groodt

    18 juillet 1856
    Ma très chère mère, 
Comme je vous l’ai laissé entendre dans mon précédent courrier, nous avons emménagé il y a huit jours dans cette nouvelle maison dont Monsieur a fait l’acquisition en mai dernier. Je vous avoue que cela me coûte de plus en plus de devoir reconstruire encore et encore la maisonnée qui sied à Monsieur.
Cela fait maintenant cinq ans que nous avons quitté la France, et qu’il nous a fallu aménager autant de maisons. J’ose croire que nous resterons ici un peu plus longtemps que dans les précédentes. À en croire l’enthousiasme de Monsieur et son ardeur à construire, décorer, aménager cette belle bâtisse, je dois pouvoir me projeter pour quelques années sur cette île qui m’étonne de jours en jours. 
Nous ne sommes pour l’instant que quelques domestiques à dormir ici, rue d’Hauteville (pensez à noter la nouvelle adresse, que je vous recopie à la fin de cette lettre, vos écrits me parviennent difficilement mais sont toujours pour moi source d’un grand plaisir, comme ils me permettent de me sentir moins loin de mon pays, de ma terre). Les artisans de tous corps défilent à longueur de journée afin de redonner à ces murs le lustre perdu pendant les neuf années de quasi-abandon. Nous sommes bien loin du calme auquel j’ai toujours été habituée avec Monsieur – si j’oublie là les coups d’éclat dont il s’est fait une spécialité. Monsieur a prévu de s’installer définitivement dans deux mois au plus tard. 
Madame vient régulièrement, mais je la vois en retrait, laissant tout le soin à son illustre mari de choisir tel aménagement, tel meuble, telle peinture. Elle est ici chez lui. Comme elle a accepté de courir l’Europe, exilée volontaire par amour de son mari. Les enfants sont très durs avec nous. Ils dépensent sur le personnel les reproches qu’ils ne peuvent faire à leur père de les avoir arrachés à leur douce vie parisienne. Sauf peut être François-Victor qui semble trouver ici le cadre paisible pour mener à bien le projet fou qu’il s’est fixé de traduire toute l’œuvre de Shakespeare. Il m’en parle, toujours sur le ton de la confidence, quand il vient à l’office.
Je vous écris de la plus belle pièce de la maison, dont je profite tant que Monsieur n’est pas encore installé (et que Dieu me garde qu’il ne découvre jamais que je me suis permise de rester dans cette pièce qu’il fait construire à sa mesure). C’est un belvédère magnifique, aménagé au dernier des trois étages que compte la maison, et dont les fenêtres nous plongent dans l’étendue de l’océan, et au loin, les terres de France.
Mais déjà le jour disparaît pour laisser place aux nuits les plus noires qu’il m’ait été donné de connaitre, et je dois stopper là cette lettre, Monsieur étant très sourcilleux quant aux dépenses non nécessaires. Croyez bien ma chère mère que je me porte au mieux, même si vous me manquez ainsi que mes chers frères que j’espère bien courageux pour vous aider chaque jour que Dieu fait.
Votre fille aimante et dévouée, Eugénie.
Eugénie Laroche, chez Monsieur Victor Hugo, Hauteville House, 38 Hauteville Street, Saint-Pierre-Port, Guernesey. 
 
    20 décembre 1856
    Ma très chère mère,
Votre courrier m’est bien parvenu et je vous en remercie. Je suis fort marrie de la mort de notre oncle Fernand, qui aura lutté, j’en suis certaine, de toutes ses forces contre la tuberculose qui l’a emporté. Mais cela vous fera aussi une bouche de moins à nourrir. À toute chose malheur est bon, et je vous en conjure, ne vous laissez pas abattre par le chagrin à pleurer sur ce mauvais sort qui veut emporter les hommes de notre famille. Dites à mes frères de prendre soin d’eux et que je les aime de mon île agitée. 
Avec l’hiver qui s’installe, le temps ici devient de plus en plus hostile et nos conditions de vie ne sont pas toujours faciles, sauf bien sûr pour Monsieur dont l’anatomie semble absolument inattaquable. Quand les vents se renforcent au loin, c’est toute la maison qui tremble. Je les sens qui arrivent, à travers les volets, les fenêtres, par les ouvertures des cheminées. Et c’est un soufflement rauque et profond qui s’engouffre alors dans les pièces, une à une, malgré les tentures tirées aux portes. Et si j’ai pu croire, les premiers mois, que d’exil il ne serait jamais question souhaitant me placer dans la peau d’une voyageuse plutôt que dans celle, moins glorieuse, d’une domestique qui s’exile à la suite de la maisonnée de Monsieur Hugo, je dois m’avouer vaincue par notre situation. Certes, je ne suis pas malheureuse et la notoriété de Monsieur, encore accrue dernièrement avec la parution de ses Contemplations (dont j’ai pu entrevoir les premières lignes un soir à Bruxelles), nous rend la vie bien riche à défaut d’être reposante. Quelques visiteurs défilent, qu’ils soient de Guernesey, de France ou d’Angleterre, et tous veulent s’entretenir l’un avec le poète, l’autre avec le dramaturge, celui-ci avec l’homme politique, cet autre avec le grand penseur. Cependant, très peu ont l’honneur de « monter » au belvédère, que l’on n’aperçoit pas de la rue, mais uniquement du jardin. Bien d’entre eux, je suppose, cherchent à garder intacte leur relation, ou à en créer une nouvelle, avec cet homme qui peut-être pourra courir les honneurs lorsque le temps de l’exil aura passé.
Le mois dernier, J. a emménagé dans la maison qu’elle s’est trouvée en face de Hauteville. Madame l’ignore, alors que Monsieur semble s’en accommoder au mieux, et déjà des rituels se sont installés entre eux. Il n’est pas rare de les croiser, paraît-il, sur les chemins qui mènent aux falaises. J’imagine combien ce cadre magnifique peut inspirer Monsieur Hugo, tandis que le physique de J. semble décliner ici.
Ces derniers temps, la petite Adèle s’est montrée bien faible et l’on a craint pour sa santé. Si elle semble maintenant remise, son état mental nous inquiète, d’autant que Monsieur devient de plus en plus tyrannique avec les siens. Il les veut avec lui, près de lui, tout au long de son exil. Ils aspirent à plus de liberté, et à moins d’emprise de cet imposant père. Il a tant souffert du décès de la pauvre Léopoldine que son emprise sur ses autres enfants est plus forte à mesure qu’il vieillit.
Quant à ma santé, soyez certaine qu’elle est au mieux, même si j’ai hâte de traverser cet hiver qui déjà me lasse. 
Écrivez moi, embrassez mes chers frères pour moi, votre toujours aimante et dévouée, Eugénie.
 
    10 juillet 1857
    Ma très chère mère,
Comme je suis heureuse du mariage de notre cher Ferdinand ! Que la douce Joséphine lui fasse de beaux bébés et nous donnent de jolis neveux et, à vous, vos premiers petits enfants ! Cette nouvelle remplit mon cœur qui n’a pas souvent l’occasion de se réjouir ici, tant les journées se succèdent les unes aux autres, sans d’autre espoir que de se lever en forme le lendemain, toujours ici, sur cette île, loin de vous, loin de tout, et seuls.
Je ne comprends pas tout aux considérations politiques qui nous ont éloignés de notre beau pays, mais de la rugosité de Monsieur quand il parle de l’empereur ne pourra naître sa volonté d’un retour en catimini. Monsieur Hugo voudra un retour sous la lumière, en héros du peuple, et je crains de ne jamais connaitre ce jour, et de ne jamais vous revoir. 
Aux jours qui passent nous mesurons l’épreuve qu’il nous fait subir. Certes, j’ai accepté de venir ici, comme auparavant à Jersey, à Bruxelles, etc. Mais aurais-je imaginé une telle solitude que ma décision eût été tout autre. À l’ombre d’un trop grand soleil il fait froid. Dramatiquement froid. Ma seule lumière dans cette île est de savoir que nous travaillons, à notre façon, à l’œuvre magistrale que Monsieur Hugo écrit ici de jour en jour. Je l’ai trouvé ce matin particulièrement exalté. Alors que je lui montais sa collation habituelle à dix heures, les yeux plus lumineux que jamais, toujours en chemise de nuit, les cheveux en bataille, il s’est adressé à moi sur le ton de la plus glorieuse des victoires en disant : « ma chère Eugénie, tu viens d’assister à la naissance de mon plus grand roman. Il dormait dans les tiroirs, et j’ai repris ce matin même son élaboration. Il sera l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand, de mes romans. J’y parle des tiens, des petites gens de Paris, ce roman s’appelle Les Misérables. »
Je dois vous avouer que j’ignore tout de ce roman et de son devenir hypothétique, mais en descendant du belvédère, alors que derrière moi la voix du grand homme résonnait encore de son enthousiasme, j’étais prise dans l’euphorie de sa créativité et savourais alors les poussières de notoriété que dispersait sur nous Monsieur, et acceptais alors cet exil glorieux.
Embrassez pour moi les jeunes mariés, et sachez que si je ne vous revois plus, j’aurais vécu emprisonnée ici, des années heureuses auprès du plus grand esprit qu’il m’eut été donné de connaitre. Votre fille aimante et dévouée, Eugénie.

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